L'autre

L'autre

Si j’avais su que l’autre viendrait un jour, je ne l’aurais pas laissée entrer.

Le neuf février, il neigeait. Les souvenirs se bousculaient dans ma mémoire, les courses de luge, les bonshommes de neige construits avec passion et bien sûr les cris de joie, sous le regard attendri de nos parents. Mais ce mardi-là, je me taisais et je ne sentais plus que le froid, le froid qui s’installait irrémédiablement dans mon cœur. J’étais assise sur un banc de chêne, ma veste épaisse entrouverte et je tortillais nerveusement mon bonnet.

Et puis l’attente, l’attente cruelle et interminable de ce moment où toute ma vie bascula. Des adultes aux robes noires comme des toges romaines à bavettes blanches passaient dans l’étroit couloir d’un pas pressé et me dévisageaient furtivement.
De temps à autre, des inconnus, des truands sans doute, menottes aux poignets, précédés par des policiers en uniformes bleus, le traversaient, indifférents. Mon frère était assis à ma gauche, son Gameboy entre les mains. J’essayais de lui parler mais il me semblait que le silence était impossible à rompre.

On nous fit signe d’entrer. Le juge venait d’arriver et tous se tournèrent vers lui. Son regard me sembla sévère et je l’évitai. Le rythme de mon cœur s’accéléra malgré moi, mes mains étaient moites. Après mille et une interventions, sa décision tomba : je resterais avec papa. Mon frère partait avec maman.

Soudain, l’autre entra et la lumière entra avec elle ! J’eus alors la certitude qu’elle n’était venue que pour moi et qu’elle ne me quitterait plus

Elle me précéda lorsque je découvris ma nouvelle maison ; plus grande, plus belle, plus chère et surtout ... plus vide.
Quand mon père me parlait, je ne l’écoutais plus. Je n’avais qu’un désir : retrouver l’autre. Elle seule me rassurait, elle seule me comprenait. Nos goûts étaient pourtant opposés. Quand je jouais avec mes peluches, elle détestait ça. Elle a d’ailleurs pris l’ensemble de mes jouets et les a jetés. Je l’ai laissée faire et on a parlé, longtemps ... Comme elle savait me faire rire ! Elle m’apprit aussi à dormir ... beaucoup dormir. Je ne fis plus aucun mauvais rêve mais j’ignorais que ma vie elle même allait devenir un cauchemar.

Mon père commençait à s’inquiéter de mes silences et me posait constamment des questions qui agaçaient l’autre. Néanmoins elle restait auprès de moi, ombre protectrice, faisant fuir systématiquement chacune de mes frayeurs comme celle causée par l’araignée noire qui avait tissé sa toile dans un coin de ma fenêtre. Elle la prit dans ses mains et s’approcha doucement de moi. Je remarquai alors que son visage n’était plus même. Elle lui arracha les pattes une à une prolongeant son agonie avec plaisir. Elle me regarda en souriant et me dit : « Voilà comment il faut régler les problèmes. »

Dans les semaines qui suivirent je rendis visite à maman. Je dormais dans la chambre de mon frère, parti chez les scouts. Il n’y avait plus de place pour moi. L’autre me poussa à ouvrir son ordinateur. Elle détestait l’idée que mon frère puisse être favorisé et, de rage, elle arracha les câbles de l’ordinateur et renversa mon jus de fruit sur les circuits. Cela ne me fit pas rire alors elle me traîta de lâche. La semaine qui suivit le chat de mon frère mourut et compris que c’était elle qui l’avait empoisonné ... Je compris qu’elle était dangereuse !

Dès lors, je dormis mal. Souvent je tombais de fatigue. De grandes cernes se dessinaient petit à petit sur mon visage et une peur incontrôlable m’envahissait dès que l’autre arrivait. Je ne lui faisais plus confiance. Je ne voulais plus qu’elle revienne, je tentai de lutter mais elle était plus forte que moi. Et le poison lui servit une nouvelle fois ...

Lors d’un dîner, l’autre en déposa dans le verre de Diane. Non ! Cette jeune femme ne prendrait pas la place de maman !
Au cours de la soirée, l’autre souriait en observant ce beau visage se tordre de douleur, devenir livide puis bleuir jusqu’à l’étouffement. Le corps de Diane resta immobile. Son sang s’était contaminé en moins de deux heures. Les secours arrivèrent trop tard. Mon père me fixait avec insistance, un mélange de tristesse et d’incompréhension dans le regard. Je détournai les yeux de peur de le voir pleurer. Il ne pouvais pas penser que j’étais responsable !

Depuis, chaque jour, il m’emmenait chez le psychiatre qui m’examinait, m’interrogeait et me gardait sans cesse sous surveillance. On me demanda d’écrire ma vie, si courte soit elle, dans ce journal. L’autre revenait moins souvent.

Il paraît que je souffre de « schizophrénie », un mot barbare pour expliquer la présence de l’autre. Une suite logique au divorce. Il paraît qu’ils me soigneront. Moi, je veux que l’autre s’en aille définitivement. Je veux retrouver l’amour qui illuminait autrefois le regard de mes parents. Mes angoisses se dissipent, alors j’arrête d’écrire.[/i]

Il me reste encore quelques pages vierges dans mon journal. On ne sait jamais ...

FIN